De la maîtrise des réseaux télécoms à la performance des réseaux électriques – Laurent Toutain et Alexander Pelov, Télécom Bretagne
Du cœur de réseau aux objets du quotidien, Internet a modifié notre environnement en profondeur. Des grandes artères aux plus petits vaisseaux, il s’enfouit jusque dans les objets les plus courants, dont le nombre alourdit la facture énergétique. Mais, devenus communicants, nos objets peuvent désormais échanger des informations pour optimiser leur consommation électrique. Après plusieurs années de recherche sur le protocole IPv6, Laurent Toutain et Alexander Pelov, chercheurs à Télécom Bretagne, adaptent aujourd’hui ce protocole aux objets disposant de peu de ressources énergétiques et aux réseaux électriques intelligents (smart grids) qui se construisent. Leurs travaux s’inscrivent dans un ensemble de projets sur la transition énergétique, menés à l’IMT, et qui visent à concevoir l’évolution, la performance et la complémentarité des réseaux d’énergie du futur.
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Du web à l’Internet des objets : 20 ans d’évolution des protocoles
L’avènement des transports intelligents et l’Internet des objets ont montré ces dernières années les limites du modèle classique de l’Internet. Il a fallu prendre en compte la mobilité, la création de réseaux spontanés, les contraintes énergétiques et la sécurité. Le nombre d’équipements adressables sur Internet a dépassé les capacités d’IP, protocole de base du réseau. Avec IPv6, une version offrant 667 millions de milliards d’adresses IP possibles par mm2 sur terre, chaque composant ou capteur d’un objet peut à présent disposer de sa propre adresse et être ainsi interrogeable. Mais IP n’a pas été conçu pour des capteurs laissés en pleine campagne, avec des ressources limitées comme le processeur, la batterie et la mémoire, et reliés par un réseau à bas-débit. Pour ces « LowPAN », Low power Wireless Personal Area Networks, une adaptation d’IPv6 a été créée, 6LowPAN, et un protocole d’interrogation associé, CoAP (constraint application protocol), qui favorise la continuité des requêtes entre l’Internet traditionnel et celui des objets.
« CoAP est une nouvelle manière d’architecturer les réseaux » explique Laurent Toutain, « et l’articulation entre l’existant et les objets communicants peut se faire de deux manières, soit par une meilleure intégration des protocoles IP rendant le réseau plus uniforme, soit par une marginalisation d’IP au cœur de réseau et une diversification des protocoles d’accès aux objets ». Les aspects confidentialité et sécurité seront les points fondamentaux pour le succès de l’une ou l’autre de ces architectures. Avec son équipe, le chercheur fait également appel à des modèles mathématiques et à la théorie des jeux pour les appliquer aux thématiques de transports intelligents et de gestion de l’énergie.
Transporter des données sur la boucle énergétique locale
Quelques régions françaises produisant nettement moins d’électricité que ce qu’elles consomment se sont attachées ces dernières années à mobiliser leur territoire sur des politiques énergétiques efficaces et concertées. Alexander Pelov observe que « c’est le cas de la région PACA, mal alimentée, qui devient leader des smart grids », c’est-à-dire d’une vision d’un réseau électrique dont les mailles ont été optimisées pour en améliorer l’efficacité énergétique globale. La Région Bretagne et ses partenaires travaillent également depuis plusieurs années à la maîtrise de la demande en électricité, au développement de la production d’énergies renouvelables et à la sécurisation de l’alimentation électrique. Elle a lancé en 2012 un premier appel à projets autour de la « boucle énergétique locale ».
Un des objectifs des fournisseurs d’électricité aujourd’hui est de pouvoir échanger des données sur le réseau électrique, « un réseau qui n’a jamais été conçu pour les transporter », souligne Laurent Toutain. Il s’agit ici d’une configuration similaire au LowPAN, avec des débits faibles de 250 kb/s et des contraintes identiques à l’Internet des objets. L’équipe de Laurent Toutain a construit un simulateur pour représenter de manière fine le comportement de ces réseaux. Ce simulateur permet notamment de redéfinir les algorithmes de routage, et d’étudier les comportements applicatifs nouveaux. « On essaye de s’adapter à l’infrastructure existante, on doit se l’approprier pour s’adapter à toute forme de trafic », et améliorer les performances de ce réseau pour en augmenter les usages. Un enjeu énorme car le réseau électrique doit par exemple discuter avec des véhicules, négocier s’agit d’une ambulance prioritaire, sans oublier qu’ils peuvent aussi fournir de l’énergie, et la transporter d’un point à un autre. « Sans les connaissances antérieures dans les réseaux de télécom, rien de tout cela n’est possible », explique le chercheur.
Rendre le consommateur acteur de sa consommation
Si une meilleure maîtrise de l’énergie peut se faire du côté du fournisseur, le consommateur doit lui aussi contribuer à cet objectif. Pionnière des réflexions sur la ville numérique, une ville intelligente, durable, créative et construite sur l’ouverture des données publiques, la ville de Rennes a lancé dans ce contexte des appels à projets concernant les politiques énergétiques et de transports. Développant le quartier ÉcoCité ViaSilva, Rennes pousse ses habitants à mieux maîtriser leurs dépenses énergétiques et s’engage dans un programme d’Open Energy Data.
Partant du constat qu’« on ne peut pas se permettre de doubler l’infrastructure existante pour transporter des données », l’équipe de chercheurs basée à Rennes travaille sur des systèmes qui rendent les personnes actives de leur consommation. Il a été observé que le simple fait de montrer leur consommation aux utilisateurs les faisait mieux se comporter et provoquait 5 à 10% d’économies. « L’idée est de rendre la chose ludique, d’imaginer le « foursquare » de l’énergie » expliquent Laurent Toutain et Alexander Pelov, en référence à l’application mobile de localisation qui fait gagner des badges à ses utilisateurs les plus actifs. Il s’agit également de visualiser ses efforts, et l’équipe travaille en ce sens avec l’École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne, au sein des ateliers de fabrication numériques (FabLab) bretons. « Finalement », s’amusent les chercheurs, « cela revient à faire du quantified-self au niveau du foyer », cette fameuse « mesure de soi », qui renvoie à la notion de « consommacteur », étudiée par les sociologues et qui se révèle importante à l’heure de la transition énergétique.
Un centre de compétences smart grid sur le campus rennais de Télécom Bretagne
Fruit d’un partenariat avec le groupe Itron, spécialiste du développement de solutions de comptage, et de Texas Instruments, expert dans le domaine des semi-conducteurs, ce centre de recherche sur la technologie de communication des courants porteurs en ligne inauguré en novembre 2013 élabore des solutions innovantes pour les fournisseurs d’électricité (évolution technique des réseaux, compteurs intelligents…) et fournit à la filière française des smart grids l’expertise de ses chercheurs et ingénieurs.
Une recherche source de plusieurs essaimages
« C’est extrêmement valorisant de travailler sur un problème sociétal, l’énergie », souligne Alexander Pelov, et les nombreuses collaborations avec des start-up comme Cityzen Data, des entreprises comme Deltadore, Kerlink, Médria, et des FabLabs, témoignent de cet engouement. La startup Homadeus actuellement dans l’incubateur de Télécom Bretagne propose ainsi à la fois les matériels « open energy data » et les interfaces (web et mobile) pour les piloter.
Laurent Toutain et Alexander Pelov sont tous deux chercheurs au département Réseaux, sécurité et multimedia de Télécom Bretagne. Expert reconnu des réseaux IP, et notamment de la qualité de service, de la métrologie, des protocoles de routage et IPv6, Laurent s’intéresse aujourd’hui aux nouvelles architectures et services pour les réseaux domestiques avec un regard plus industriel et technologique que recherche. Après des études en Bulgarie et une thèse à l’université de Strasbourg en 2009, Alexander a rejoint Télécom Bretagne en 2010 pour travailler sur l’efficacité énergétique dans les réseaux sans fil et l’utilisation des smart grids dans le cadre des compteurs intelligents et des véhicules électriques.